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Le Bataclan : réouverture et cri de l'art

Le Bataclan rouvrait hier soir. On a ri, on a chanté... où d'autres sont morts. Ne le fait-on pas tous les jours, un peu partout ? Oui mais ceux-là sont morts de violence (in)humaine, réduits à l'état de gibier, de viande déchirée. Morts pour quoi, on ne sait pas, tirés à la loterie pour abreuver "la bête immonde". Visages d'une jeunesse volontaire et joyeuse, créatrice et généreuse. En face de kalachnikovs (Dort-il en paix, leur inventeur ?).

Comment avoir le cœur léger.

Et pourtant : fallait-il laisser cette salle fermée ? En faire un cimetière ? un sanctuaire ? Un Oradour-sur-Glane parisien ? Ou bien, comme à Hiroshima-la-Superbe, garder une emblématique trace-mémoire et autour d'elle organiser une vie de bonheur militant ? À part un champ de ruines, que désirent les suppôts de la mort ? Ne serait-ce pas le leur servir sur un plateau que laisser cette salle fermée ou en faire un lieu de seul recueillement ?

Même si l'on peut être choqué d'apprendre qu'on "se lâche" où le sang n'a pas encore séché. Même si la musique "à décibels" n'est pas notre tasse de thé.

L'art n'est-il pas toujours un cri jeté à la face de la mort ?

Sous l'épais et douillet matelas de la vie la plus protégée gît une faille réduisant la fosse des Mariannes aux dimensions d'un piteux ravin. Et ce qui nous maintient en suspens au-dessus du gouffre, ce qui d'une certaine façon nous en libère, ce sont bien les œuvres de l'esprit.

Margarete Buber-Neumann, qui connut successivement le goulag et le camp nazi, ne raconte-t-elle pas dans Ravensbrück comment elle et ses comparses y risquaient le pire pour pouvoir conserver de petites reproductions de tableaux découpées dans les journaux ? Imagine-t-on qu'en pareilles circonstances on se préoccupe d'autre chose que de survie ? Et c'est bien ce qu'alors elles faisaient, manquant de tout, sauver l'esprit, tant son absence nous déshumanise. Tant s'y résigner c'est capituler devant la mort, totale.

L'accordéoniste de La voleuse de livres1 ne fit rien d'autre dans la cave où tous s'étaient réfugiés, non plus que les Chiche Capon à l'Apollo Théâtre, rue du Faubourg du Temple à Paris, le 13 novembre 2015. Ce soir-là ils vont improviser, jouer, chanter et inviter le public à en faire autant, confinés jusque vers quatre heures du matin à quelques dizaines de mètres du deuxième lieu de fusillade2.

N'est-ce vraiment que pour passer le temps ? Juste pour penser à autre chose ? Ou bien est-ce que "l'expression artistique" n'est pas alors la source même de ce qui fait la vie humaine ? Une réponse, plutôt qu'une riposte, à la barbarie par son contraire, aux pulsions aveugles par une élaboration éclairée ? Si l'art n'était qu'un divertissement ou un défouloir, se le permettrait-on en ces heures et en ces lieux ? Se le serait-on permis hier soir au Bataclan ?

On crache beaucoup sur les "bobos". Ils ont "trop tout" : la créativité, la nourriture bio, le tri des déchets, les Vélib', l'ouverture d'esprit, l'esprit d'entreprise, le multiculturalisme, le désir de partager, une supposée fortune (si tous les créateurs étaient riches, ça se saurait). C'est agaçant. Une gifle morale claquée en permanence sur la joue des gens qui pensent ne pas se la jouer.

Je ne sais ce qu'il faut penser des "bobos", sinon qu'avec le sexisme, appeler ainsi une frange de la population fait partie des racismes politiquement corrects de notre époque, une façon de réduire ce qui, dans certaines idées et certains comportements, dérange. Mais il faut avouer qu'ils nous ont donné une superbe leçon de Vie, depuis novembre 2015 ! Ainsi que tous les habitants de ce quartier de Paris aux dizaines de nationalités différentes ! De même que Cabu, quelques minutes avant de mourir sous les balles de la démence extrémiste, tempêtait contre un livre qui sortait ce jour-là et risquait à ses yeux d'alimenter l'islamophobie, ils ont vu leur quartier transformé en boucherie par les pastiches de certains de ceux avec qui ils vivent au quotidien et ont refusé de répondre à la provocation. Le livre du mari d'une des victimes, Vous n'aurez pas ma haine3, a donné impulsion à la campagne du Conseil de l'Europe "Ni haine ni peur", faisant écho au Ni peur ni haine, c'est là notre victoire ! d'Albert Camus.

Leur vision du monde et de l'Autre ont résisté, dans tous les sens du terme, aux assauts de la barbarie. Il serait intéressant de réfléchir sur le fait que ce sont les plus touchés qui ont manifesté le plus fort leur refus de se tromper de cible, de rejeter la faute sur celles et ceux dont se réclament les extrémistes et qui sont pourtant les premiers à en souffrir. Tenir dans cette adversité n'a rien d'évident et la superficialité des "bons sentiments" stigmatisés dans la seule appellation "bobo" n'est à l'évidence qu'un fantasme. La vision du monde qui prédomine dans le onzième arrondissement de Paris (entre autres) est beaucoup plus engageante et engagée qu'on pourrait le croire.

Comme on lève bien haut le flambeau de la vie, avec l'intime conviction - au vu de leurs profils - que les victimes n'auraient rien souhaité d'autre, on a chanté et dansé hier soir au Bataclan. Un an moins un jour après ce 13 novembre où, sur le trottoir des numéros pairs que j'emprunte si rarement et que prendrait un certain A. A. dans l'autre sens quelques heures plus tard pour aller contempler les effets du carnage qu'il venait de provoquer, je longeai, vers 19h, le boulevard Voltaire à pied, animée des idées les plus sombres, avec cette voix intérieure qui rythmait mes pas pesants : "On arrive à la fin d'un monde."

Simple coïncidence ou sombre pressentiment ? dans la 1ère demi-heure du jour suivant était décrété l'État d'urgence. On y est encore. État d'un monde où non seulement aller au concert, boire un verre en terrasse, assister à un match de foot, sont devenus un luxe dangereux, mais qui en prime s'est durci au lieu de se remettre en cause. Fin de l'État de droit ?

Le Bataclan rouvrait hier soir.

Comment avoir le cœur léger.

Et pourtant il le faut, il faut jouer, rire, chanter, il faut trinquer, il faut danser, car après la fin d'un monde vient le début du suivant, et le monde de demain n'est pas l'exclusivité des assassins. Tous nous le tenons entre nos mains, tous nous pouvons influer sur son caractère, tous nous pouvons le faire chanter.

"La propagande de Daech est basée sur le fait que notre société n'a pas d'idéal. Mais elle en a un : les droits de l'homme. Nous nous devons de protéger cet idéal et de le renforcer."4

La culture, l'expression artistique, la réflexion philosophique, l'analyse sociologique, la protection de l'environnement, les droits de l'homme, avancent groupés. Dans la folle mosaïque de la vie qui si souvent vire au sombre incarnat, favoriser l’éclosion de taches colorées, havres pour le passant qui l’aideront à reprendre sa route et – peut-être – l’inspireront, le poussant à son tour à peindre, chanter, réfléchir, soigner, élever, créer le temps d’un souffle un petit coin d’univers où la Lumière l’emporterait.

Simplement veiller – et c’est déjà une bien grande tâche – à ce que ne disparaissent pas – et peut-être se multiplient ? – ces impacts lumineux sur la vaste mosaïque.

1 Film de Brian Percival, 2013

Voir l'article de Sophie Babey, l'Indépendant du 14 novembre 2015

3 Antoine Leiris, Éditions Fayard, 2016

4 Entendu sur France Info ce jour, peu ou prou en ces termes.

Sting au Bataclan : une minute de silence

Marie Volta - Novembre 2016

Photo en-tête : © NOAA Office of Ocean Exploration and Research

24 avril 2016, Fosse des Mariannes, méduse (espèce inconnue)

Article 10 © La Petite Marguerite

Le Bataclan, boulevard Voltaire à Paris

Le Bataclan, boulevard Voltaire à Paris

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